Gustave : Les voix du Seigneur …
A défaut d’apprendre alors la musique, nous eûmes dans notre jeunesse l’occasion de nous initier à la biotypologie, science qui prétend établir des relations entres les structures du corps et le comportement psychologique. Venant du haut du mètre cinquante d’un maître dévoré de tics, cette obsession de partager ses semblables en « pycniques endomorphes digestifs » et « leptosomes ectomorphes cérébraux » ne manquait pas de piquant. Chanteur, ce docte nabot n’eut point manqué d’appliquer sa science aux spécimens humains peuplant nos chorales. Nous y essaierions-nous ? Car enfin, s’il est bien un matériau riche, varié, propre à une observation prolongée, c’est cette faune chantante, qui pousse même l’ouverture scientifique jusqu’à se diviser spontanément en quatre catégories.
Observons le ténor : à tout seigneur tout honneur, et celui-ci ne se prend pas vraiment pour son parfait anagramme. Généralement petit, arborant volontiers une barbiche, c’est un tempérament mi-faraud, mi-inquiet. Campé sur de maigres gambettes, il se rengorge volontiers, cultive les plus hautes ambitions vocales, et accessoirement kystes, nodules et chondromes. Combien n’en voyons-nous pas rubiconds, le cou tendu et la carotide au bord de l’éclatement, hurler ce contre-ut qui fait d’eux des êtres d’exception ?
Les passants atterrés devineraient-ils que dans l’organum médiéval, le ténor était la voix la plus basse ? Et à propos d’organum, ces beaux messieurs ont-ils oublié qu’ils ne furent longtemps que des sous-fifres, à l’ombre des castrats ?
A l’opposé, la basse trouve sa virilité dans les profondeurs de la clé de fa. Confortablement étalé sur un vaste postérieur, son visage s’épanouit dès qu’i a pu lâcher un ré grave, ce pet de mammouth salvateur de l’accord final, qui fait se retourner sur lui le faciès incrédule de ces dames. Conscient de sa mission de soutien de l’harmonie, il cultive un appétit redoutable (d’où la « basse bouffe ») et ne néglige pas de chercher dans la bière d’abbaye les assises de son organe. Mais pour un Sarastro, combien d’assassins de l’élégance et de délicatesse ? plus légers les basses ! Mais ne parle-t-on pas de basse continue, voire de basse obstinée ? Nous ne pouvons pourtant nous défendre d’une certaine sympathie pour ces braves, rustres sans doute, mais si candidement bien intentionnés.
La rondeur et la plénitude qu’elles chérissent, les basses n’en trouvent-elles pas l’inspiration à l’écoute, mais aussi à la vue, du pupitre tout proche des altos ? Enigmatiques altos ! Bien évidemment plus pycniques que leptosomes, elles échappent pourtant à la lourdeur, cultivant l’ambiguïté d’un timbre obscur et sensuel. Au temps de l’Orféo, cette tessiture n’était-elle pas indifféremment confiée aux deux sexes ? Il manque sans doute à leur féminité ce qu’on apporta à l’alto baroque, la « viola pomposa », une cinquième corde à l’unisson de la chanterelle du violon. Nous connûmes certes des contraltos barbues et moustachues, mais un trait plaide en raveur de l’appartenance au beau sexe de ces robustes personnes : c’est cette incoercible garrulité qui fait le désespoir de nos chefs. Désespoir mâtiné d’indulgence, car ces émules d’l’Azucena du « Trovatore » sont généralement ses meilleures choristes.
In Causa Venerum ? Quelles douceurs réserverons-nous aux accapareuses de la richesse mélodique que sont les sopranos ? Si les biotypes sont chez elles moins clairs qu’ailleurs, avec cependant plus de grandes tiges que de petites pommes, leur diversité musicale est proprement épastrouillante : si la coloratur se fait rare, la lyrique Castaphiore pousse toujours la roulade avec entrain, hissant au rang des beaux arts le souvent dramatique, davantage hélas au sens commun du terme que par référence à la sombre puissance d’Aïda : jouvencelle inquiète au ré, angoissée au fa, épouvantée au la, elle n’a pas les audaces apoplectiques de son voisin de derrière, et montre au-delà une touchante connivence avec les malheureux porcins voués à la côtelette. Mais, rassurez-vous, le dernier accord à peine écartelé, elle laisse la garrulité ci-dessus évoquée confiner à la logorrhée : c e ne sont plus que rires et caquets, qui ne s’éteindront que bien après les premières mesures de la pièce suivante.
Par ces tableaux de genre où toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé serait purement fortuite, nous espérons avoir illustré comme elle le mérite l’opinion de Benjamin Disraeli selon laquelle la voix est l’indice le plus sûr du caractère. Reste qu’étant pour la plupart barytons et mezzos, ces peintures ne nous concernent évidemment pas. Avec par exemple pour ces dames l’immense avantage de pouvoir ad libitum opter pour la sensuelle et arrogante Carmen, ou chanter Mignon quand elles ont l’âme chaste et rêveuse…