Gustave : Le syndrome du chef

Gustave : Le syndrome du chef

 

Nous appartînmes jadis à un septuor vocal dont l’heure de gloire a depuis longtemps sonné, mais qu’ne aberration télévisuelle récente a rappelé à la vie. Les sémillants jeunes gens avaient certes blanchi sous le harnais, s’étaient souvent épaissis, sujets à la pernicieuse anémie graisseuse qui guette le musicien ; ils avaient néanmoins résolu, avec le sens du devoir qui les caractérise, de consacrer leur soirée de retrouvailles à la défense et illustration de l’industrie brassicole trappiste. Chacun sait que l’écoulement prolongé du précieux liquide amène le sujet à un état euphorique propice à la philosophie. Aussi, après avoir écarté les périls de la démocratie et résolu les grands problèmes économiques de notre temps, nos esprits éclairés s’arrêtèrent-ils à un thème passionnant, le syndrome du chef de chœur qui, vous l’aurez deviné, nous occupera aujourd’hui.

Car enfin, évoquant la larme à l’œil les cohortes de chefs qui eurent l’insigne honneur de nous faire beugler, nous nous accordâmes à leur trouver un vice rédhibitoire assez commun : celui d’être ou de devenir impossibles à vivre. Se sentant dépositaires d’une vérité universelle inaccessible au vulgum pecus, il leur vient parfois de ces bouffées de tolérance et de convivialité qui agitaient le petit moustachu des années trente. En toute bonne foi, ils cultivent l’affront, traitent l’opinion de leurs ouailles comme nous considérons vous et nous l’avis du géranium quant aux procédés de repiquage. On les voit brûler en effigie les maîtres que naguère ils adulaient ou gloser péremptoirement sur des choses qu’ils connaissent à peine : on les entend requérir tout service sur un ton comminatoire qui en tout autre contexte enverrait l’impétrant sur les roses ; on constate enfin que dans les pires des cas, ils se brouilent avec ceux qui les contredisent, ou dont plus simplement l’admiration se nuance. Bref, en un mot comme en cent, ils tendent souvent à confondre la raie de leurs fesses avec le méridien de Greenwich. Et selon que leur tempérament est guidé par Cupidon ou Bacchus, ils complètent dans le pire des cas le tableau d’une touche finale plus haute en couleurs : les uns seraient manchots si la mode féminine était encore aux culottes bouffantes, les autres gueules cassées s’ils n’existait un dieu pour les pugilistes de bistrot.

Bien évidemment, cet idyllique portrait est totalement étranger à nos chefs habituels, tous gens tempérants, inspirés, serviables et tolérants ; mais au-delà de ce cercle privilégié, nous nous accordâmes autour de notre table philosophique à trouver de ces traits communs à doses diverses, dans toute l’échelle de la direction, qui va comme chacun sait du métronome à pattes de banlieue aux monstres sacrés que furent Klemperer, Karajan ou Poiré.

Nous avons souvent considéré le système choral idéal comme une forme de despotisme éclairé ; même les démocraties conviendront que le choix des tempos peut difficilement être mis au vote, et que la création de sous-commissions chargées d’évaluer la justesse donnerait aux répétitions une relative lourdeur. Mais despotisme éclairé suppose éclairage : quand celui-ci se limite à la flageolance d’une ampoule 15W, ou quand les piles sont à plat, bonjour les dégâts ; et c’est souvent dans les cas de bas voltage que les problèmes sont les plus aigus. Le génie musical, parfois réel, souvent supposé et toujours relatif, est-il incompatible avec l’aménité et la bonne foi ? Certes non, même si nous ne connaissons guère de chefs qui n’aient rompu avec la moitié de leurs ouailles. Le gouvernement choral implique-t-il le césarisme ? Pas davantage, même si, hélas, l’observation froide et de la chose peut le laisser croire.

Se pose ici la question éternelle de l’œuf et de la poule : est-ce la fonction de commandement qui insidieusement monte à la tête et oblitère certains côtés du sens commun, ou, au contraire, un penchant tyrannique tapi dans l’ombre du subconscient détermine-t-il la carrière directoriale ? Nous penchons pour la première hypothèse, pour avoir souvent suivi le caractère évolutif du processus, dégradation subtile où Mr Hyde apparaît discrètement derrière le Dr Jekyll pour peu à peu lui barboter la place. Bien sûr, le mauvais chef prétendra qu’il est comme le pélican qui s’arrache la tuyauterie pour nourrir ses petits, ce qui lui confère quelques privilèges ; pour pétrir de la pâte humaine, il n’en est pas moins homme lui-même, et non quelque podestat, hospodar ou padichah d’un autre temps ou d’autres terres. Qu’il s’en souvienne, les soirs de grand vent !

Eh, c’était pour rire, hein …

Gustave